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Taxation des GAFA : "le vrai sujet c'est le BEPS‎"

Tech – 26 décembre 2018

Gilles Babinet, serial-entrepreneur, digital champion nommé par la Commission Européenne, nous livre aujourd’hui sa vision de la taxation des GAFA et de l’essor de l’IA dans le développement des économies numériques.

CV - Gilles Babinet, rentrons dans le vif du sujet concernant l'impact des nouvelles technologies sur la création d'emplois - Ne pensez-vous pas que nous assistons à l'émergence de nouveaux emplois induits par l'essor des nouvelles technologies ? Pensez-vous qu'il faille s'inquiéter de la prétendue possibilité de suppression des postes au profit des robots ?

Ces enjeux sont particulièrement complexes à traiter tant les avis sont contradictoires à ce sujet. Il me semble que le sujet n’est pas tant celui des robots que celui de l’IA qui recèle des gains de productivité potentiels très importants et surtout très soudains. Il est symptomatique que même le pouvoir central chinois s’inquiète de l’avènement de ces technologies, souvent plus développées dans ce pays que dans d’autres.

Pour l’instant ce que nous observons, c’est une polarisation très forte du marché du travail : une petite quantité de gens concentrant la valeur additionnelle créée et une vaste majorité de gens qui rentrent progressivement en compétition avec la machine. Aux USA, les deux premiers quintiles des travailleurs voient leurs salaires baisser depuis plus de vingt ans. Il y a désormais une vraie inquiétude sur le 3ème quintile. En d’autre termes, 60% de la population ne voit pas son pouvoir d’achat augmenter. Au-delà des effets monétaires et des politiques publiques, il est difficile de ne pas observer un effet « machines » où la productivité croit au détriment de certaines classes de travailleurs. Pour l’instant, nous n’observons pas beaucoup de transition schumpétérienne : si des emplois commencent à disparaitre, les nouveaux emplois sont peu nombreux et souvent dans des statuts peu qualitatifs : contrats commerciaux pour les chauffeurs Uber et équivalents, voir économie totalement informelle pour les vendeurs eBay ou en France avec « Le bon Coin ». Les data-scientists quant à eux, sont portion marginale, presque invisibles dans les statistiques.

Le vrai sujet finalement c’est la redistribution des gains de productivité. Si la concentration de valeur n’est pas en soi anormale durant cette phase de transition (elle avait déjà été observée lors de la précédente révolution industrielle), elle n’en est pas moins préoccupante, surtout qu’elle se double d’un problème de virtualisation de l’économie qui fait que les impôts traditionnels qui fiscalisaient les entreprises traditionnelles s’amenuisent fortement dans ce nouveau paradigme économique du fait même de la virtualisation de l’économie numérique.

CV - Selon vous Gilles Babinet, est-ce antinomique d'être à la fois pour le progrès et contre l'Intelligence Artificielle ?

Il ne me semble pas raisonnable d’être contre l’IA : cela n’a aucun sens. En revanche, je m’oppose à la pensée magique dans l’IA ; les prédictions faites par des gens qui pensent que la singularité (l’instant où les machines dépassent les performances humaines sur des traitements complexes) est une notion scientifique, par exemple.

La question que l’on peut se poser c’est la régulation* que nécessite l’IA. Or, il faut être précautionneux, car on a vite fait d’altérer fortement le potentiel d’un secteur, surtout lorsqu’il est encore en émergence, comme celui-ci. On observe par exemple que le RGPD* (le règlement européen des données – NDLR) pourrait avoir fait beaucoup de torts aux petites entreprises qui ont du mal à trouver les ressources pour s’y adapter.

CV - Nous assistons en ce moment à une guerre GAFA contre BATX. Concernant la taxation des GAFA, la France et le reste de l'Europe se livrent également une bataille pour trouver un accord commun de taxation. A l'initiative de l'Allemagne, un projet a récemment été présenté en Conseil des Ministres de l'UE - Qu'en pensez-vous ?

Ce projet est bienvenu, à la condition impérative qu’il reste ce qu’il a été au départ : un accord intermédiaire. Le vrai sujet c’est le BEPS* (Base Erosion and Profit Shifting – un cadre fiscal nouveau proposé par l’OCDE), qui représente un cadre pérenne, car ses risques de contournement sont probablement limités.

Il est impératif que ce soit ce cadre qui soit retenu : même s’il n’est pas optimal pour nombre de sociétés Françaises et Européennes, il l’est probablement à l’économie d’un monde globalisé et largement virtualisé.

CV - Avez-vous des exemples clefs du développement de l'économie par l'apport des nouvelles technologies ?

Les gains de productivité que l’on observe dans les entreprises numériques (Startup et Grown-up) s’ils sont difficiles à mesurer n’en sont pas moins prodigieux. Le problème est que dans la mesure où l’on repense toute la chaîne de valeur, il n’y a que peu de comparables.

Ainsi, si l’on mesurait une Warehouse (une plateforme logistique -NDLR) appartenant à Amazon, on y observerait que le nombre de colis traités est plusieurs fois supérieur à ce que l’on observe chez les acteurs traditionnels.

CV - Quelle est votre vision de l'avenir du numérique en France ? Et plus largement en Europe ? Que souhaiteriez-vous voir changer ou évoluer dans le secteur du digital ?

C’est pour ainsi dire impossible à dire. « La prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir »disait Pierre Dac. Dans les points positifs, nous avons réellement crée une fiscalité incitativedes clusters d’innovation et des incubateurs sont apparus, nous avons des expertises fortes, notamment en maths etc. Il n’en reste pas moins vrai que l’écosystème tarde à décoller. Il n’y a que deux ou trois « licornes » et c’est bien peu comparé au nombre de startups se trouvant en phase d’amorçage.

Toutefois, on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise. Avec une dizaine de mesures bien ciblées, principalement autour de l’éducation et de l’intégration européenne, on peut faire décoller ce continent ».

« La prévision est difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir » disait Pierre Dac

CV - Selon vous, quels sont les principaux freins rencontrés par les porteurs de projets, femmes entrepreneurs et créateurs de Startup dans le cadre du développement de leur activité en France ?

Je vais vous surprendre mais ce qui me semble désormais le plus bloquant, c’est l’état d’esprit. Il y a ici une forme de scepticisme chronique très particulier que je ne parviens pas à expliquer. Au-delà, nous continuons à manquer de capital humain. Nous manquons de codeurs et de bons mentors. Dans les fonds d’investissements, il n’y a encore que très peu d’entrepreneurs ayant une vraie expérience.

CV - Si vous aimeriez passer un message aux entrepreneurs lequel serait-il ?

Il faut aimer ce que l’on fait. Faire de l’argent c’est difficile, aimer sincèrement ce que l’on fait est encore plus dur. Au-delà, une bonne idée a souvent l’air absurde dans ses premières évocations. C’est d’ailleurs souvent à cela que l’on reconnait une bonne idée 😉

NB – Régulation* – voir notre article précédent sur l’IA et avis de Arnaud Le Roux concernant l’importance de réguler l’IA –

BEPS* – L’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) en savoir plus sur l’OCDE

À propos

Gilles Babinet est entrepreneur dans le digital. Il a co-présidé plusieurs groupes de travail dans l’Enseignement supérieur et numérique : Connectez-vous ! Big data et objets connectés

Son leitmotiv « faire de la France un champion de la révolution numérique ». Il est également l’auteur de l’étude « Pour un New Deal numérique».

Il a créé de nombreuses sociétés dans les domaines aussi divers que le conseil (Absolut), le bâtiment (Escalade Industrie), la musique mobile (Musiwave), ou la co-création (Eyeka). Il est par ailleurs président exécutif de la société Captain Dash qui fournit une offre de marketing dashboard de nouvelle génération. Il a été le premier président du Conseil National du Numérique entre avril 2011 et avril 2012. Puis nommé « Digital Champion » en juin 2012.

À ce titre, il représente la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux d’inclusion et d’éducation liés au numérique.